NATURE ET CULTURE

NATURE ET CULTURE
NATURE ET CULTURE

«Étant donné que la culture s’acquiert par apprentissage, les gens ne naissent pas Américains, Chinois ou Hottentots, paysans, soldats ou aristocrates, savants, musiciens ou artistes, saints, chenapans ou moyennement vertueux: ils apprennent à l’être.» Ce propos de T. Dobzhansky (1966) caractérise assez complètement la conception moderne de la culture: elle est acquise, mais d’abord par imprégnation et identification avant de l’être par apprentissage explicite; elle est transmise généalogiquement et non héréditairement.

Où est alors la nature ? Ce qu’on appelle la nature humaine est «culturable à merci». Elle est aussi source de toutes les cultures. Et la nature qui est le non-humain? Les rapports réels et symboliques avec elle sont tributaires des diverses cultures.

Le sophisme naturaliste

Aussi bien «nature» que «culture» sont des termes qui désignent moins des réalités strictement déterminées que des termes horizon, si l’on peut dire, des termes «englobants». Ils constitueraient, pour la nature, l’horizon de totalisation de toutes les choses, forces, données, de tous les êtres (avec la nature humaine, ou sans elle), et, pour la culture, l’horizon et comme l’enveloppe des dimensions spécifiques où se déploient, par leur manière d’être, d’agir, de ressentir, de s’exprimer et de communiquer, des êtres humains. Il est impossible ici et là de dresser un inventaire strict, de classer par exemple, d’un côté, le monde des choses, des minéraux, des plantes, des animaux et des étoiles, de l’autre, le monde des hommes, leurs maisons, leurs danses, leurs discours, leurs institutions. Ne serait-ce que parce qu’il y a du «naturel» dans l’humain: ce que l’on appelle le biologique, le pulsionnel, le primitif, l’infantile, le libidinal, l’individuel. Mais aussi parce qu’il y a peut-être tant du côté biologique que du côté intellectuel, du côté individuel et du côté social, un fond invariant qui s’appelle «nature humaine». Enfin, autre source de difficulté, et non la moindre, le concept de nature est lui-même culturel. La présente étude devrait être en quelque sorte une étude métaculturelle de la relation nature/culture dans les diverses cultures vues à partir de notre propre culture...

La différenciation d’avec quelques couples de concepts voisins peut nous aider à mieux cerner, en première approximation, ce que recouvre la distinction nature/culture. L’opposition philosophique entre nature et histoire institue une séparation stricte entre une temporalité conçue comme purement répétitive, sans mémoire et sans projet, et la temporalité humaine, capable de leçons et de renouvellement. Dans les conceptions de type marxiste, l’histoire est certainement l’englobant de la culture.

Plus radicale est la distinction entre nature et liberté, qui revêt un caractère moral ou tout au moins existentiel; c’est aussi une opposition exclusive, où le naturel est par définition dépourvu de liberté, et où la liberté transcende la nature. Cette opposition s’exprime parfois par d’autres termes encore plus circonscrits: nécessité et liberté. Elle n’a pu apparaître qu’à partir du XVIIe siècle et se développer dans un contexte de rationalisme critique. La liberté y est bien considérée comme étant la marque de l’humanité, mais cette liberté ne s’exprime pas spécialement dans des œuvres de culture – encore la culture devrait-elle alors se restreindre à l’art – et, inversement, le concept de culture, non seulement déborde celui de liberté, mais encore ne l’implique pas nécessairement. Un couple de concepts plus proche et tout aussi classique est constitué par la nature et la raison. Ce couple possède une propriété remarquable, celle de la réversibilité, qui le rend finalement peu différentiel: la raison peut être d’ordre naturel, la nature peut être douée de raison à des degrés divers. Or, au XVIIIe siècle, c’est le système des fins de la raison qui définit la culture. La raison elle-même est perçue comme une ruse de la nature pour faire réaliser ses propres fins.

Dans une conception continuiste de la nature et de la raison, ou encore, suivant notre assimilation provisoire, de la nature et de la culture, il peut y avoir un rapport d’imitation – «l’art imite la nature» – et de prolongement – l’art prolonge et parachève la nature. Héraclite est un bon représentant d’une philosophie de la nature associée à une doctrine mimétique: «La vraie sagesse est de parler et d’agir en écoutant la nature» (fragment 126). L’homme est bien loin de se caractériser par une rationalité propre. Écoutons le fragment 147 d’Héraclite: «L’homme n’a pas de raison. Seul le milieu ambiant en est pourvu.» Isolé de son contexte doctrinal, un tel énoncé peut paraître énigmatique. Voici un texte plus explicite, attribué au pseudo-Hippocrate: «Les hommes ne savent pas deviner l’invisible à l’aide du visible. Ils ignorent que leurs arts imitent la nature. L’esprit des dieux a appris aux hommes à imiter la nature, mais n’a pas voulu qu’ils aient conscience de cette imitation.» Trois termes sont en jeu: l’art – en l’occurrence, l’art médical –, la nature humaine – moyen terme que l’art imite et qui imite –, la nature en général. C’est là une conception intéressante de la nature humaine comme médiation entre nature et art et, toujours selon nos assimilations provisoires, entre nature et culture.

Dans toute philosophie naturaliste, l’invitation à la sagesse est une invitation au recueillement attentif et à l’écoute réceptive de la voix de la nature. Bien souvent, cette nature n’est ni «brute», ni inerte, ni opaque: un logos divin circule en elle et la régit. Telle est la conception stoïcienne ainsi formulée par Cicéron: «Il y a une nature qui contient le monde et qui le dirige tout entier, et elle n’est pas privée de sentiment ni de raison.» Dans cette ligne panthéiste, telle pensée de Marc Aurèle semble annoncer Spinoza: «Pour un être doué de raison, la même action est à la fois conforme à la nature et conforme à la raison.» Quel serait donc le rapport de la culture à la nature? Il consisterait en ceci que la culture humaine fait effort en vue d’une toujours plus adéquate imitatio naturae . Platon fait tenir au politique le discours suivant, adressé aux poètes: «Notre organisation politique tout entière consiste en une imitation de la vie la plus belle et la plus excellente» (Les Lois , livre VII, p. 817 b). Le poète se trouve discrédité au titre d’imitateur au second degré, redondant et oiseux; la culture par excellence, c’est la vie sociale tout entière, et non pas tel segment réputé «culturel».

On ne s’étonnera pas de trouver chez un poète la même idée selon laquelle la culture prolonge la nature, mais avec un renversement de perspective. Fidèle à la tradition orphique, Rilke estime que les choses naturelles se meuvent par le chant de l’homme. L’homme est là pour continuer, achever, parfaire la nature; non par la technique, ni par sa situation à la pointe de l’évolution biologique, mais par l’animation et la sublimation qu’il exerce conjointement à l’égard de la nature par sa parole louangeuse. Rilke interpelle ainsi la danseuse:
DIR
\
Complète un instant la figure de danse [...]
Pour en faire la constellation pure
D’une de ces dansesDans lesquelles la natureOrdonnatrice inconsciente,Par nous les éphémères est surpassée.Car elle ne se meutPleinement attentive que sous le chant d’Orphée.(À une danseuse .) /DIR

Dans cette «révolution» orphique ou rilkéenne, c’est le poète qui va vers la nature, non pas «armé de ses concepts», mais riche d’un langage au sens propre «évocateur», tout comme celui d’Amphion. La culture se fait là généreuse et se met en quelque sorte au service de la nature. Il y a là distinction, mais sans opposition ni rupture particulière. Continuité ou discontinuité? L’important, c’est l’harmonie.

Pour peu que l’on s’arrache au charme de l’incantation continuiste, l’on devient sensible à ce qui fait l’ambivalence de tout naturalisme. La nature y est conçue simultanément comme fait et comme norme. On a maintes fois relevé le caractère paradoxal du précepte «suivre la nature». Pour dire les choses de manière sommaire, on ne trouve dans la nature que ce que l’on a bien voulu sans doute y mettre de culture inavouée; en termes kantiens, c’est par un vice de subreption que la norme se trouve résorbée dans le fait. Norme et fait, impératif et indicatif, valeur et réalité sont autant de couples d’opposés où peut s’exprimer dans le registre axiologique la relation de la nature à la culture.

Pour sortir des pièges du naturalisme, la philosophie grecque a dressé face à face deux notions fortement et délibérément antithétiques, la nature et la convention, distinguant ce qui est par nature (physei ) et ce qui est par convention (thesei ), ou encore la nature et la loi (nomos ). Le dialogue platonicien du Cratyle débat de la question centrale du langage et de la manière dont les noms sont associés à ce qu’on appellerait en termes modernes leurs sens et leurs références. Hermogène soutient que l’assignation des noms aux choses est le fruit d’une convention, c’est-à-dire d’une décision arbitraire qui a obtenu le consentement des parties contractantes, à savoir l’humanité parlante. Les nominations n’ont d’autre fondement qu’humain. Elles sont pleinement culturelles. Cratyle estime que les noms ont été en quelque sorte décalqués sur la nature des choses; ils les expriment puisqu’ils les imitent, et ce jusqu’au niveau des éléments littéraux. On sait maintenant – en dépit des recherches psycho-phonétiques de Fónagy – qu’il n’en est rien, et la thèse de l’arbitraire du signe linguistique a largement prévalu. Mais on sait aussi qu’est invincible la double illusion: individuelle, qui fait de la langue maternelle la langue naturelle, et collective, pour laquelle les éléments de l’alphabet de la tribu sont les piliers du monde. Des règles linguistiques – paradigmatiques pour la culture – aux lois de la cité, la conséquence est bonne. On connaît la version fameuse de Calliclès dans le Gorgias : «C’est par nature que ce qui est plus laid est ce qui justement est aussi plus mauvais: le fait de subir l’injustice, tandis que c’est en vertu de la loi qu’il est plus mauvais de la commettre [...]. Or, ce sont là deux termes, la nature et la loi, qui sont en contradiction l’un avec l’autre.» Les sophistes furent sans doute les «culturalistes» de l’Antiquité. Le débat devait se poursuivre longtemps en se diversifiant: notamment sur la question du droit naturel. La discussion philosophique s’est par la suite orientée vers un déplacement temporel de l’opposition nature/loi, déplacement auquel le schème mythologique de l’âge d’or n’était pas étranger et qui portait à distinguer dans le cheminement de l’humanité un «état de nature» originaire – tantôt libre, heureux et paradisiaque, tantôt rude et misérable – et un état présent de société auquel, corrélativement, étaient attribués tantôt les bienfaits de la civilisation, tantôt la corruption et le malheur. C’est un compliment que l’aumônier du Supplément au Voyage de Bougainville adresse au pays des Otaïtiens, compliment où chaque mot paraît mûrement pesé: «Rien n’y était mal par l’opinion ou par la loi que ce qui était mal de sa nature.» En revanche, «l’histoire abrégée de presque toute notre misère» se trouve ainsi formulée par Diderot: «Il existait un homme naturel; on a introduit au-dedans de cet homme un homme artificiel et il s’est élevé dans la caverne une guerre civile qui dure toute la vie.» Mais Diderot neutralise la suggestion précédente en remarquant que «vices et vertus, tout est également dans la Nature».

Si Diderot reconnaît cette sorte de neutralité de la nature, c’est bien parce que le concept de nature nous sert plutôt à penser nos cultures en les mettant à distance, par exemple, en faisant appel de leurs insuffisances ou de leurs prétentions à quelque «mesure» plus ample et plus équitable. Montaigne prépare la voie à l’ethnologie contemporaine en stigmatisant le préjugé ethnocentrique: «Chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage; comme de vrai, il semble que nous n’avons autre mesure de la vérité et de la raison que l’exemple et idée des opinions et usances du pays où nous sommes. Là est toujours la parfaite religion, la parfaite police, parfait et accompli usage de toutes choses...» Selon Lévi-Strauss, la «révolution rousseauiste préforme et amorce la révolution ethnologique», notamment en ce qu’elle consiste à «refuser des identifications obligées», par exemple d’un individu à un «personnage ou à une fonction sociale». Dans le Discours sur l’origine de l’inégalité , d’une part, la nature est construite comme un modèle explicatif pour la genèse même de la culture; d’autre part, en tant qu’en elle réside l’aspect de sensibilité de tous les vivants, elle tisse le lien social essentiel de la pitié.

Parler de la nature est donc un moyen détourné pour parler des cultures. En cela tout naturalisme a un aspect sophistique. Mais tout naturalisme est également bien fondé, s’il est vrai que les cultures sont partie intégrante de la nature.

La leçon de l’anthropologie sociale et de la bio-anthropologie

La séparation entre l’étude de la nature et l’étude de la culture et, plus précisément, l’abandon du recours à des explications biologiques des variations culturelles semblent s’être produits vers la fin du XIXe siècle et au début du XXe, comme une conséquence de la prise en considération de la théorie darwinienne de l’évolution. Cette dernière, intégrant l’homme au monde animal, le décrivait comme étant soumis aux mêmes processus évolutifs. Ainsi que le note S. H. Katz, «culture et société furent alors étudiées tout à fait séparément de l’évolution biologique. Vers 1911, Boas avait déjà écrit le chapitre intitulé «Universalité des traits de la culture» de son livre The Mind of Primitive Man ». L’on voit facilement que la distinction humanité/animalité se trouvait très atténuée, sinon effacée, sur le plan biologique, par la théorie darwinienne. Il fallait – pour des motifs idéologiques sans doute – qu’elle fût en quelque sorte recréée ailleurs. C’est alors la possession du langage et de la culture qui fut estimée être la caractéristique exclusive de l’homme. La conséquence méthodologique fut que l’on se garda bien d’étudier langage et culture dans leur rapport avec des comportements biologiques qui les prépareraient. On s’intéressa plutôt, dans l’anthropologie américaine notamment, à dégager les « universaux culturels» communs à l’espèce.

On distinguera, avec Katz, en premier lieu, l’étude des facteurs intrinsèques qui révèlent ces universaux culturels. Vers les années quarante, Murdock («The Common Denominator of Cultures», in R. Linton, The Science of Man in the World Crisis , 1945), Malinowski (A Scientific Theory of Culture and Other Essays , 1944), Kluckhohn («Universal Values and Anthropological Relativism», in Modern Education and Human Values , 1952) et Herskovits (Man and His Works , 1948) recherchent les universaux de la culture, par quoi il faut entendre davantage les similitudes dans les catégories plutôt que dans le contenu. On requiert, en somme, une «théorie des catégories universelles de la culture», œuvre immense, complexe et pouvant être suspecte d’ethnocentrisme occidental. Ces universaux ne sont pas non plus des structures invariables; ils ressemblent finalement à des généralisations empiriques. Il s’agit en gros du langage, de la communication non verbale, de la religion, de la guerre, de l’art, de la danse, de la musique, de la sexualité, de l’habitat, de l’hygiène, etc. Ainsi les présente Kluckhohn: «Il est une structure générale qui sert de base aux traits les plus évidents et les plus frappants de la relativité culturelle. Toutes les cultures constituent autant de réponses distinctes aux mêmes questions essentielles posées par la biologie humaine et l’ensemble de la situation humaine. Des comparaisons valables entre les différentes cultures pourraient être faites à partir de points de référence invariants issus des données biologiques, psychologiques et socioculturelles de la vie humaine.» On peut noter toutefois que ce principe établi par Kluckhohn de l’utilisation des invariants biologiques comme base des universaux culturels ne semble pas avoir été effectivement retenu par l’anthropologie sociale et culturelle. Un ouvrage aussi important que celui de Goldschmidt, Man’s Way , (1959), tente expressément de séparer la biologie humaine et la culture, à l’encontre des entreprises réductionnistes: «La culture, comme ensemble acquis d’actes, de croyances, de sentiments partagés par une communauté, et la société, système d’influences et de relations organisé entre ses membres, sont toutes deux nées des caractéristiques animales de l’homme. Mais ces caractéristiques ne font qu’établir les conditions très générales dans lesquelles culture et société s’accomplissent. Elles ne déterminent pas les formes culturelles et ne dessinent pas l’organisation sociale.»

En bref, si l’étude du comportement humain, dans cette perspective, permet de déceler les constantes biologiques en déterminant les caractères communs à tous les systèmes sociaux, il est difficile de recourir aux divergences biologiques pour expliquer les différentes manifestations du comportement social.

En second lieu, la distinction de Katz fait apparaître l’étude des facteurs dits extrinsèques dans les similitudes culturelles, à savoir la technologie, l’économie, l’environnement. «Certaines règles communes, note Katz, peuvent être trouvées dans des cultures n’ayant que peu ou pas de contacts récents. Par exemple, dans la forme arctique, l’environnement exige un certain type de vêtements et d’habitat. Il limite le genre et les ressources de nourriture, en même temps qu’il détermine le rôle de la technologie pour l’utilisation des ressources, l’importance des groupes et un certain nombre d’autres facteurs.»

Tous ces efforts paraissent insuffisants à Hallowell, qui, dans son ouvrage Self, Society and Culture (1960), s’exprime avec virulence: «Les études sur la culture sont des vues de l’esprit qui ont perdu le contact avec le processus biologique.»

D’où viendra le renouveau? Assez curieusement, c’est en partie des études sur l’animalité. Toujours dans les années soixante, les recherches sur les babouins (de Washburn et De Vore) et sur les primates (de Miyadi et Imashini au Japon, de Hall en Angleterre, de Bourlière en France) fournissent des informations nouvelles sur l’organisation de base des groupes sociaux, sur la famille, la communication, l’utilisation des outils, l’écologie. En dépit des difficultés dues au caractère anthropomorphique de nos références et aux risques d’extrapolation inhérents à ce genre de travaux, il n’était pas sans intérêt de recenser les éléments fondamentaux du comportement des primates et de remarquer des variations «culturelles» dans des groupes de primates appartenant à la même espèce, différences d’habitudes dans lesquelles les variations écologiques joueraient un rôle important.

Pour une théorie synthétique de l’évolution, l’évolution humaine n’est ni purement biologique, ni purement culturelle, mais bien bio-culturelle . Comme l’écrit T. Dobzhansky en 1972: «La culture n’est pas brusquement tombée du ciel, entière et inaltérable. Sa base génétique s’est composée petit à petit par sélection naturelle des éléments d’une matière première qui existait chez les ancêtres préculturels de l’homme. Cette base génétique s’est formée à la suite d’échanges évidents entre évolution biologique et évolution culturelle.»

La leçon de l’anthropologie structurale

La prohibition de l’inceste, obligeant les hommes à communiquer, fonde la culture. Telle est la conclusion frappante de l’étude des Structures de la parenté (1948) de C. Lévi-Strauss.

«En projetant, si l’on peut dire, les sœurs et les filles en dehors du groupe consanguin, et en leur assignant des époux provenant eux-mêmes d’autres groupes, elle [la prohibition de l’inceste] noue entre ces groupes naturels des relations d’alliance, les premiers qu’on puisse qualifier de sociaux. La prohibition de l’inceste fonde ainsi la société humaine, et, en un sens, elle est la société.» C’est le système de l’alliance et de la réciprocité, inscrit dans le groupe biologique naturel de la procréation et le brisant en quelque sorte, qui constitue la culture et qui marque le lieu de transition de la nature (procréation) à la culture (parenté).

La culture est donc fondée sur l’échange réglé et mutuel: des femmes, des mots, des biens. La culture se manifeste et s’épanouit selon des modalités multiples. Elle est, d’une certaine manière, la totalité de la société et de ses institutions: logique, langage, droit, art, religion; manières de table et de lit; vêtements, parures, techniques corporelles, formes de politesse. Une culture est un système de parenté, qui fournit à l’individu généalogie et identité. Et aussi bien des lois coutumières que des modalités d’échange économique, des outillages, des techniques, des modes de production et de consommation. La caractéristique commune de ces manifestations est de constituer un «système analysable dans les termes d’un système plus général» (1960). Un choix significatif a été opéré parmi les éléments de ce système plus général. Ces éléments sont des signes : «Les hommes communiquent au moyen de symboles et de signes; pour l’anthropologie, qui est une conversation de l’homme avec l’homme, tout est symbole et signe qui se pose comme intermédiaire entre deux sujets.» Une culture comme système de choix significatifs correspond précisément à «la façon propre dont chaque société a choisi d’exprimer et de satisfaire l’ensemble des aspirations humaines».

Si la prohibition de l’inceste, fait et règle à la fois – la seule règle sociale dont le contenu soit universel –, marque le passage de la nature à la culture, elle n’instaure pas une rupture; la continuité se marque à d’autres niveaux. «L’anthropologie, même sociale, dit Lévi-Strauss, se proclame solidaire de l’anthropologie physique, dont elle guette les découvertes avec une sorte d’avidité. Car même si les phénomènes sociaux doivent être provisoirement isolés du reste et traités comme s’ils relevaient d’un niveau spécifique, nous savons bien qu’en fait et même en droit l’émergence de la culture restera pour l’homme un mystère tant qu’il ne parviendra pas à déterminer, au niveau biologique, les modifications de structure et de fonctionnement du cerveau, dont la culture a été simultanément le résultat naturel et le mode d’appréhension» (Leçon inaugurale au Collège de France , 1960).

Lévi-Strauss est certainement le penseur à la fois le plus soucieux de déterminer de manière spécifique les systèmes culturels dans leur relative autonomie, et avec le caractère qu’a chacun d’eux de constituer un choix original et significatif, et le plus préoccupé de trouver un fondement naturel à la culture, de réintégrer la culture dans la nature. Il est également attentif à ce qu’il y a déjà de culturel dans la nature: «Des modèles, que l’on pourrait croire purement culturels, existent déjà dans la nature» (1966). Il en est ainsi du code génétique, «la notion de code étant empruntée à la théorie du langage et à la communication, phénomènes culturels au premier chef».

L’art est un phénomène où l’articulation de la nature avec la culture trouve une expression privilégiée: le mythe, la musique en sont des exemples convaincants. En eux, comme dans les signes en général, se réalise l’union du sensible et de l’intelligible, de la nature et de la culture. L’on peut s’efforcer de remonter de leur combinaison à la structure qui est commune à l’esprit et à la nature.

Chaque culture, enfin, a sa conception des rapports entre nature et culture: «Il n’est pas de société, si humble soit-elle, qui n’accorde une valeur éminente aux arts de la civilisation par la découverte et l’usage desquels l’humanité se sépare de l’animalité» (1961). Cependant, chez les primitifs, la nature est préculture, elle est aussi «le terrain sur lequel on peut espérer entrer en contact avec les ancêtres, les esprits et les dieux»; elle est, culturellement, «surnature». La nature est respectée et préservée. «Nous laissons les choses telles que le Grand Esprit les a créées, disait récemment un Amérindien, d’autres détournent le cours des rivières.» La civilisation industrielle entretient un rapport d’excessive domination avec la nature; une coupure trop radicale appauvrit l’«humanisme»; une exploitation énergétique intense appauvrit l’humanité tout entière. Lévi-Strauss se refuse à «glorifier sous le nom d’humanisme cette rupture entre l’homme et les autres formes de vie» qui «ne laisse plus à l’homme que l’amour-propre comme principe de réflexion et d’action» (1965).

La culture dans la corporéité «naturelle» de l’homme

Nombre d’aspects de la vie humaine sont à la fois biologiques et culturalisés. Tout ce qui a trait par exemple à la procréation, à la naissance, à la puberté, à la maladie, à la mort. L’historien peut se demander s’il y a une comparaison possible entre les modalités culturelles des divers systèmes de régulation des naissances et les processus socio-biologiques de retard de la reproduction chez l’animal: «Y a-t-il une théorie générale des systèmes démographiques programmés pour l’équilibre, ceux de l’animal et ceux de l’homme, ceux de la Nature et ceux de la Culture?», demande E. Le Roy Ladurie (in L’Unité de l’homme ). La culture humaine exige un temps relativement long de transmission: le phénomène de la néoténie semble être physiologiquement adapté à une telle transmission. Dans la puberté entrent en jeu des feed-back complexes entre biologie et systèmes socio-culturels; on en cite souvent pour exemple la baisse, au cours du XIXe siècle en Europe, de l’âge de l’apparition de la puberté. La complexité neuro-corticale du cerveau humain est à mettre en parallèle avec la capacité linguistique elle-même. La fréquence et les modalités des rapports sexuels sont largement sous l’emprise de déterminations culturelles. Le vécu corporel, la gestualité, l’intériorité subjective même sont diversement décrits , et, de ce fait même, diversement prescrits selon les cultures.

L’anthropologue américain E. T. Hall donne une définition implicite très éclairante de la culture lorsqu’il déclare étudier «ce type d’expérience profonde, générale, non verbalisée que tous les membres d’une même culture partagent et se communiquent à leur insu, et qui constitue la toile de fond par rapport à quoi tous les autres événements sont situés» (La Dimension cachée , 1966). La culture opère donc de manière tacite la structuration de notre expérience de la durée, des distances, des objets. « Proxémie » est le néologisme créé pour désigner l’ensemble des observations et des théories concernant l’usage que fait l’homme de l’espace en tant que produit culturel spécifique; cela concerne aussi bien la gestualité personnelle et l’appréciation des distances convenables entre les personnes que l’urbanisme. La perception même que l’homme a du monde environnant est induite par la langue qu’il parle; des individus appartenant à des cultures différentes «habitent des mondes sensoriels différents». Dans sa postface à La Dimension cachée , Françoise Choay voit l’originalité de E. T. Hall dans le fait que, «d’une part, il réintègre les conduites spatiales des hommes dans la catégorie globale du comportement animal et annexe les concepts de territoire, de distance critique, de stress» et que, d’autre part, il «montre le rôle de la culture dans la construction de l’espace». On ne commence à soupçonner l’ampleur et l’omniprésence de la dimension culturelle que lorsqu’on sait que «chaque civilisation a sa manière de concevoir les déplacements du corps, l’agencement des maisons, les conditions de la conversation et les frontières de l’intimité».

Trente ans auparavant, Marcel Mauss avait déjà révélé la contrainte méconnue des modèles culturels dans des pratiques corporelles qui paraissent relever de la seule physiologie ou de la simple idiosyncratie, telles que marcher, dormir, éternuer, se gratter. Le chirurgien R. Leriche avait signalé la diversité étonnante des seuils de sensibilité à la douleur selon les époques et les civilisations. On peut difficilement prétendre voir affleurer la nature à l’état brut dans un geste ou même dans un cri. L’analyse politique peut aussi trouver ici son bien: selon Jean Baudrillard, les sociétés visent toutes «à la norme de gestion optimale du corps sur le marché des signes». «Que ne ferait-on pas pour inscrire les individus dans le discours social», s’exclame J. T. Maertens à propos de diverses «inscriptions génitales». Et la chirurgie esthétique obéit moins, paraît-il, à des critères «esthétiques» qu’à ceux que fournissent les modèles de la réussite sociale ou de la domination culturelle.

Enjeux et usages de l’opposition nature/culture

Le souci de cerner nettement la part de l’éducation, de l’apprentissage, de la culture dans la constitution de la personnalité humaine et, simultanément, de connaître la part de l’inné, et donc du naturel, et donc de l’universel, n’est pas l’apanage de notre civilisation. Leibniz cite, dans le livre III de ses Nouveaux Essais, le cas de ce roi de l’Antiquité qui avait fait isoler depuis leur naissance, dans une île, deux enfants et avait donné pour consigne aux serviteurs qui leur apportaient soins et nourriture d’observer un silence complet. Il espérait par là découvrir la langue première, instinctive et universelle de l’espèce humaine, qui ne devait pas manquer de resurgir spontanément dans le babil privé de ces deux enfants. Plus près de nous, la curiosité suscitée par des cas d’enfants trouvés dans un extrême isolement, et parfois supposés avoir été élevés dans une famille adoptive animale – on les appelait les enfants-loups – répondait à une intention très voisine. Pouvait-on observer là un être humain à l’état de nature? Ce n’est pas cette curiosité quelque peu voyeuriste qui poussa le médecin Jean Itard à s’occuper spécialement d’un de ces jeunes enfants trouvés, mais plutôt un souci thérapeutique et pédagogique.

Les conclusions tirées par Lucien Malson dans son introduction au mémoire d’Itard sont dépourvues d’ambiguïté: «La nature humaine chez les enfants sauvages a toujours échappé aux regards parce qu’elle ne saurait apparaître qu’après l’existence sociale.» L’isolement effectif de l’individu humain n’est pas révélateur d’une nature humaine ainsi «isolée» pour la pensée. Bien plus, «il y a, poursuit Malson, une constante humaine sociale, il n’y a pas de nature humaine, laquelle devrait être présociale au même titre que les natures animales». Vue extrême, cautionnée, semble-t-il, par Karl Jaspers dans Psychopathologie générale (1913): «Ce sont nos acquisitions, nos imitations, notre éducation qui font de nous des hommes au point de vue psychique.»

Le refus d’admettre une nature humaine et l’accent mis sur l’importance des déterminations culturelles ont une valeur polémique, dont on peut donner ici quelques exemples.

Critiques «culturalistes» de l’intelligence et de la féminité

Appuyée le plus souvent sur un fondement marxiste, la critique de la mesure de l’intelligence s’en prend en premier lieu à l’idée qui fait de celle-ci un «don» mystérieux, inné et héréditaire, une essence préexistant à l’individu; en second lieu, elle vise la méthode de mesure par les tests, en avançant des arguments d’ordre politique; cette méthode est la «caution rêvée, d’apparence objective, pour le maintien de certains privilèges sociaux et économiques» (cf. Henri Salvat, L’Intelligence , mythes et réalités , 1969). La démonstration consiste à invoquer les corrélations entre le niveau intellectuel des individus tel que le mesurent les tests et le niveau géographique, ethnique, social, culturel et économique du milieu environnant. Les efforts des psychologues pour bâtir des tests sans variable socio-culturelle ont été vains; même lorsqu’il n’est fait appel à aucune information préalable, à aucun apprentissage, demeurent les différences d’attitude et de motivation, largement tributaires du milieu social et familial; l’intérêt personnel, la tendance à se conformer à l’autorité sont des motivations fortement liées au niveau d’aspiration du milieu social: c’est, par exemple, semble-t-il, l’enfant de la classe moyenne qui est généralement le mieux stimulé pour obtenir de bons résultats scolaires. Les psychologues eux-mêmes reconnaissent d’ailleurs ce fait. Ainsi, en 1950, F. Goodenough: «Il est en effet illusoire de vouloir bâtir des tests indépendants des éléments de culture et il n’est plus possible de soutenir naïvement que le simple fait, pour un test, de ne comporter aucune intervention de langage suffit à lui donner une valeur égale pour tous les groupes.» Les psychologues, estime H. Salvat, font une concession à la théorie culturaliste de l’intelligence de la manière suivante: ils considèrent qu’il y a, d’une part, l’intelligence A, qui est virtualité innée, «don», et qui, purement hypothétique, ne peut se mesurer; d’autre part, l’intelligence B, qui se développe à partir de la première en interaction avec le milieu, par imprégnation culturelle inconsciente ou par apprentissage conscient. C’est elle qui intervient dans la vie quotidienne et qui est mesurée par les tests. Mais pourquoi supposer cet «arrière-monde», comme dirait Nietzsche, sinon par une autre concession, cette fois-ci, au mythe bourgeois du don héréditaire? La persistance à représenter, contre toute évidence, la courbe statistique de la répartition de l’intelligence dans une population donnée selon un schéma gaussien – c’est-à-dire comme s’il s’agissait d’un facteur hasardeux tel que la taille, comme s’il fallait absolument qu’il y ait très peu de gens très intelligents, un bon nombre de gens intelligents, le plus grand nombre étant doué d’une intelligence moyenne, et, symétriquement, qu’il y ait un certain nombre de gens peu intelligents et quelques débiles – indique bien la méconnaissance de la dimension culturelle de l’intelligence. Le mythe de l’intelligence héréditaire est critiqué par le biologiste Jean Rostand, qui déclarait en 1966: «Il est constant qu’il existe, parmi les hommes, des inégalités natives quant aux aptitudes intellectuelles; mais rien ne permet de penser qu’une corrélation existe entre cette inégalité naturelle, génétique, et l’origine sociale.» La critique radicale de la notion classique d’intelligence que veut faire Salvat comporte une partie positive – l’affirmation que l’intelligence ne se définit pas à vide ni dans le vide, mais par rapport à un objet et en relation avec un milieu – et une partie négative – la réfutation de l’idéologie des dons inégaux, selon une interprétation naturaliste des disparités intellectuelles d’origine socio-culturelle.

Il n’y a pas plus de nature féminine que de nature humaine. Pas d’inégalité naturelle non plus entre les sexes. Les prétendues infériorités féminines sont le résultat d’une distribution culturelle des rôles dans le couple et dans la société; ceux qui y ont intérêt font passer leur domination pour fondée dans la nature. Ces thèses bien connues furent exprimées avec vigueur dès 1949 par Simone de Beauvoir, dont le «postulat» initial a fait fortune: «On ne naît pas femme, on le devient» (Le Deuxième Sexe , 1949). En conséquence, «ce n’est pas l’infériorité des femmes qui a déterminé leur insignifiance historique, c’est leur insignifiance historique qui les a vouées à l’infériorité». La critique par Suzanne Lilar de ce point de vue attaque la thèse centrale d’une absence de différence de nature entre les sexes (Le Malentendu du Deuxième Sexe , 1969).

La chasse au «naturel» hypocrite

Dans ses Mythologies , Roland Barthes fait un usage critique de la distinction nature/culture et vise un autre usage que d’autres font – mais, eux, subrepticement – de cette distinction et qui consiste moins à abolir celle-ci qu’à faire passer le contenu de l’un des termes sous l’emprise apparente de l’autre. Par son analyse sémiologique du langage de la culture de masse, Barthes montre par quel biais la culture qu’il appelle «petite-bourgeoise» est présentée et transformée en nature universelle. «Le départ de cette réflexion, écrit-il dans son avant-propos, était le plus souvent un sentiment d’impatience devant le «naturel» dont la presse, l’art, le sens commun affublent sans cesse une réalité qui, pour être celle dans laquelle nous vivons, n’en est pas moins parfaitement historique: en un mot, je souffrais de voir à tout moment confondues dans le récit de notre actualité Nature et Histoire, et je voulais ressaisir, dans l’exposition décorative de ce-qui-va-de-soi , l’abus idéologique qui, à mon sens, s’y trouve caché.» Un exemple particulièrement intéressant est l’étude que fait R. Barthes du discours poujadiste. On peut y lire, une fois de plus, que «toute la mythologie petite-bourgeoise implique le refus de l’altérité, la négation du différent, le bonheur de l’identité et l’exaltation du semblable». Or, l’apologie de l’identité et de la réduction au même prépare bien des violences assimilatrices et, idéologiquement, tient lieu de fondement, sous couvert d’universalité, à une idée de «nature». Il est symptomatique et, aux yeux de Barthes, «sinistre» que le poujadisme ait «posé la culture comme une maladie, ce qui est le symptôme spécifique des fascismes». L’opération de ce mouvement est double: qu’il fasse de la culture d’autrui un phénomène pathologique va de pair avec le fait d’assimiler sa propre culture, une culture bien à soi, à une nature, non seulement «naturelle» mais encore normale et normative.

La chasse au «culturel» répressif

Si le recours qu’on fait à la nature à des fins de justification n’est souvent qu’un appel à une culture naturalisée, chacun des termes nature/culture possède en lui-même une sorte de force doctrinale et recouvre une option fondamentale sur la vie en général. Serge Moscovici a brossé une fresque épique où s’ordonnent et s’affrontent, d’un côté, «ceux de la culture», qu’il appelle encore le «courant orthodoxe» – la part sédentaire de la civilisation, la lignée de Caïn, les hommes de la domestication, de la maîtrise, de la prise de distance d’avec l’animalité, dont les valeurs s’appellent ordre, hiérarchie, perfection, progrès –, de l’autre côté, «ceux de la nature», le courant hétérodoxe – la part nomade de la civilisation, la lignée d’Abel, les hommes de l’«ensauvagement», de la spontanéité, de la fusion avec l’animalité, ceux qui recherchent la sensibilité, le contact avec «ce qu’il y a d’exubérant dans la fécondité», la plénitude joyeuse qui ne connaît pas d’interdits. L’opposition paraît irréductible: «La raison et la culture séparent, le corps et la nature unissent» («La Part sédentaire, la part nomade», in Hommes et Bêtes de L. Poliakov). Nietzsche l’avait déjà remarqué lorsqu’il campait, face à la figure nette, lumineuse et sécurisante d’Apollon, un Dionysos à la dynamique libératrice et fusionnelle incontrôlée (La Naissance de la tragédie ). Ces deux courants, qui sont à l’œuvre à chaque époque et présents dans chaque civilisation, trouvent à s’illustrer parfois de manière particulièrement caractéristique dans tel ou tel mouvement millénariste ou écologique, par exemple, pour le courant hétérodoxe. Moscovici les revêt d’une sorte d’emblématique psychanalytique: l’option culturaliste a en vue une «scène finale», qui est la scène du Père et où l’on verra «la vérité révélée et la nature vaincue», «où le monde et l’histoire seront ordonnés, où la règle et la raison auront prévalu, où la hiérarchie qui régit les individus et les groupes, la coupure qui sépare la culture de la nature auront pris un sens définitif». Ceux qui auront réussi à «ensauvager la vie», c’est à une «scène primitive» qu’ils feront retour et qui est la scène de la Mère, scène «dont la recomposition, avec ses beautés, sa chaleur, son innocence exige tant de temps, requiert tant d’efforts [...] l’histoire et le monde s’y confondent, la liberté et la justice s’y rejoignent, chacun de ceux qui ont été forcés de la quitter sont accueillis au retour avec le pain et le sel de l’amour intact». C’est en fait une véritable typologie duelle de l’humanité que Moscovici constitue à l’aide de cette opposition entre culturalisme et naturalisme, qui déclare-t-il, «recoupe toutes les autres et constitue à bien des égards le paradigme, modèle de pensée et modèle d’action, de l’univers où nous sommes établis, du corps que nous nous sommes donné, de l’histoire que nous faisons». En chacun de nous aussi s’affrontent un être patient et raisonnable, qui invente et supporte le détour , et un être sensible qui exige immédiatement le retour à tout et à tous... Enfin, cette thèse anthropologique ne s’illustre pas seulement à travers l’intériorité individuelle. Elle prend sa pleine effectivité idéologique lorsqu’elle se déploie dans le champ politique. Pourquoi le naturalisme, centré sur l’unité de la société et de la nature, paraît-il souvent, selon Moscovici, menaçant? Ce n’est pas parce qu’il «dévaluerait» la société pour la remplacer par la nature, «solution purement abstraite», mais parce qu’il «postule, exige la prise en compte de leurs rapports, rendant la séparation sans objet, témoignant contre les interdits et la domination qui s’exerce en son nom».

Plusieurs orientations se dessinent dans la pensée contemporaine en ce qui concerne les problèmes de la nature et de la culture. Dans l’ordre théorique , les études de bio-anthropologie se tournent vers la génétique, les rapports du cerveau et du langage, l’éthologie des comportements, et vers ce que l’on pourrait appeler d’un néologisme sans élégance une «psycho-socio-somatique». L’anthropologie structurale met en relief l’aspect de système des diverses dimensions culturelles de la vie humaine, et cherche dans ces systèmes moins la trace du passage de la nature à la culture que l’élément auquel est dévolu le rôle de commutation.

Dans l’ordre pratique , les problèmes qui retiennent l’attention concernent soit la transmission des cultures entre les générations, soit les contacts entre les diverses cultures, avec leurs risques d’affrontement, d’engloutissement, d’appauvrissement, ou le rapport effectif des cultures avec leur biotope: les études écologiques ont un aspect indissociablement pratique et théorique .

De l’ordre pratique et de l’ordre théorique également, trois points méritent notre vigilance: le risque de la confusion entre le vocabulaire de la nature et celui de la culture, confusion qui est à l’origine du racisme; le risque d’extrapolations tendancieuses de l’éthologie animale à l’anthropologie; le danger du sophisme naturaliste destiné à cautionner la violence.

Tant il est vrai que l’homme, en distinguant nature et culture, est en quête de son identité spécifique – dont les cultures démultiplient l’image – et de sa survie , aussi bien dans la diversité des cultures et face à l’autre homme , que finalement non point, comme on disait autrefois, «face à la nature», mais bien face à lui-même , face à une nature qui lui rend «mesure pour mesure».

Encyclopédie Universelle. 2012.

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